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Le canal du « Moulin des terres »
par Journal L'Attisée le 2022-05-06

PAR FERNAND ROBICHAUD, NATIF DU RANG DU « MOULIN DES TERRES » DE SAINT-AUBERT

« Le Moulin des terres », c’est le nom affectueux que les résidents donnaient à leur moulin à farine du troisième rang Est de
Saint-Aubert. Le dernier propriétaire à l’utiliser fut Dominique Bernier, fils d’Émile Bernier, lequel l’avait acquis en 1913.


Il faut remonter l’histoire de ce moulin pour découvrir que celui-ci cache une autre histoire, méconnue : celle d’un ouvrage inusité, réalisé à l’époque de la seigneurie du Port-Joly, soit la déviation de l’eau de la rivière Port-Joly.


Un projet du seigneur Pierre-Ignace Aubert De Gaspé

Dans le Dictionnaire biographique du Canada, on dit ceci du seigneur Pierre-Ignace Aubert De Gaspé : « on lui attribue en particulier la mise en valeur du troisième rang de sa seigneurie, et la construction en 1819, d’un moulin à l’Est de celui-ci ».

Sous le règne de Pierre-Ignace De Gaspé, le fief de L’Islet-à-la-Peau dit fief Rhéaume ou Demi-Lieue, passa au seigneur De Gaspé, en 1790, comme faisant partie de la seigneurie du Port-Joly. Le fief de la Demi-Lieue comprenait le troisième rang et s’étendait entre la route Elgin, à l’Est, et les routes à Caronette et à Marcel Leclerc, à l’Ouest.

Le troisième rang Est, comptait déjà plusieurs habitants en 1790 et le seigneur De Gaspé n’a pas tardé à en favoriser le développement. Il a rapidement vu le besoin et l’opportunité d’y construire un moulin à farine, considérant que celui des Trois-Saumons et celui de Saint-Roch-des-Aulnaies, étaient éloignés l’un de l’autre.


Pas de moulin sans eau

Une « transaction » signée du notaire Simon Fraser en date du 6 juillet 1821 est explicite. Elle stipule que les parties nommées Louis-Marie Gagnon et le seigneur Pierre-Ignace De Gaspé sont convenues de « savoir que le dit Honorable Ignace Aubert De Gaspé aura droit et pleine liberté par les présentes, d’ériger, construire, faire ou faire bâtir à ses frais et dépens et pour son usage, profits, et avantages, ses hoirs et ayant cause à l’avenir, à perpétuité sur la terre du dit Louis-Marie Gagnon, une chaussée ou écluse propice et commode pour l’usage et l’utilisation de son moulin à eau à farine bâti en le dit troisième rang, et à y prendre l’eau à sa commodité, ainsi que ses hoirs et ayant cause… laquelle écluse ou chaussée ainsi que le dit canal étant pour prendre l’eau de la rivière Port-Joly, avec le droit au dit Louis-Marie Gagnon, ses hoirs et ayant cause, de prendre dans la dite chaussée ou écluse, l’eau qui sera nécessaire pour l’utilité de son moulin à scie présentement bâti sur la dite et même terre, et sans nuire au moulin à eau à farine du dit Sieur De Gaspé ».

On comprend dès lors que la petite rivière (aujourd’hui appelée rivière Ferrée) qui passait sur la terre de Louis-Marie Gagnon, n’avait pas un débit d’eau suffisant pour permettre aux moulins à scie et à farine de fonctionner en tout temps, et qu’un autre apport d’eau était nécessaire. On peut aussi déduire que l’ouvrage de détournement de l’eau de la rivière Port-Joly était en voie de réalisation en 1821. Toutefois, considérant l’envergure de l’ouvrage, on peut penser que ce projet a été réalisé sur quelques années. À la même époque, Louis-Marie Gagnon vendit sa terre à Charles Leclerc.

Un tracé modifié pour le canal

Dans un « accord » de 1838, le notaire Simon Fraser mentionne les sept colons où le canal passe sur leurs terres. Un peu plus loin dans le même acte, on lit : « … que présentement la dite Dame De Gaspé en sa qualité de seigneuresse et de tous les susnommés trouvant le dit cours d’eau ou canal nuisible et mal placé dans l’endroit où il est présentement, et seraient tous d’avis de l’abolir en partie à l’effet de le mettre et replacer dans un endroit plus propice et avantageux pour chacun d’eux ». On peut déduire que le ruisseau d’amenée d’eau vers le moulin inondait des terrains sur son parcours.

C’est ainsi que la dernière partie du premier canal fut abandonné et qu’un nouveau canal… « gagnera la ligne mitoyenne séparant les terres des dits Charles Leclerc et Hyacinthe Caron, au nord-est de la dite ligne à cause d’un côteau qui s’y rencontre et reviendra dans la ligne aussitôt que le terrain le permettra et descendra dans cette ligne, jusqu’à l’ancien cours d’eau actuellement fait, qui détourne au nord-est en gagnant le moulin à farine ».

La fin du canal

Avec la fin du régime seigneurial, le moulin à farine est devenu propriété privée. Le moulin cessa définitivement d’appartenir au seigneur en 1872. Le moulin fut vendu pour 1 300 $. à Thadée Francoeur père. Celui-ci le donna à son fils Thadée le 1er janvier 1874. Le moulin fut vendu à François Bélanger le 8 mai 1882. À cette date, le canal de détournement de l’eau de la rivière Port-Joly était toujours fonctionnel, et ce depuis plus de 50 ans.

Vers 1881, François-Xavier Dupont construisit un moulin à scie sur la rivière Port-Joly, près de la jonction entre le troisième rang Est et le rang des Jumeaux Pelletier. Dès 1884, François-Xavier Dupont entame des poursuites contre François Bélanger alors propriétaire du moulin à farine au bout du troisième rang Est. Dupont se plaint alors qu’il ne peut opérer son moulin qu’une brève période de temps, lors de la crue des eaux, l’eau étant déviée en amont vers le moulin à farine du troisième rang, le reste du temps.

Le 16 février 1885, un jugement de la Cour Supérieure de Montmagny était rendu contre François Bélanger, en faveur de François-Xavier Dupont. François Bélanger alla en appel de ce jugement. Le 16 janvier 1886, la Cour Supérieure de Montmagny rendait un deuxième jugement favorable à François-Xavier Dupont. Il fut jugé que :… « le défendeur n’ayant aucun titre émanant du demandeur ou de ses auteurs, le détournement qu’il faisait des eaux de la rivière Port-Joly était illégal, et défense lui est faite de continuer l’exercice de la dite servitude, et ordre lui est donné de faire tous les travaux requis pour rendre à leur cours naturel toutes les eaux de la dite rivière ».

Voilà pour l’histoire derrière l’histoire du « Moulin des terres ». La construction d’une chaussée (barrage), d’une digue de retenue d’eau et la canalisation sur près d’un demi kilomètre sur le bassin versant voisin pour y amener l’eau déviée, fut un ouvrage inusité. À l’époque, on ne pouvait compter sur les pelles mécaniques et les bulldozers. L’ouvrage fut fait à la « petite pelle », avec chevaux et tombereaux.

Bien sûr, il n’y avait pas d’étude d’impact à l’époque pour appuyer ou non un tel ouvrage, et encore moins d’autorité gouvernementale et locale pour empêcher sa réalisation.

Il faut admettre que dévier un cours d’eau n’est pas une affaire banale. Mais de tout temps, les sociétés humaines ont déployé des trésors d’imagination pour détourner de multiples manières, l’eau nécessaire à leurs besoins.

Une visite attentionnée sur le terrain permet encore aujourd’hui de situer l’endroit où avait été construit le barrage et la digue, et plus facilement l’endroit où la dernière canalisation avait été réalisée.

En relatant l’histoire du canal du « Moulin des terres », j’ai eu une pensée spéciale pour Émile Bernier, qui avec son fils Dominique, ont été les derniers pendant plus de 70 ans, à utiliser ce moulin à farine seigneurial. Je revois Monsieur Bernier, grand, impassible, héritage de son passé militaire, derrière la rambarde de son moulin. Il ignorait alors qu’il était lui-même un descendant en ligne directe d’un seigneur, soit Jacques Bernier, seigneur du Fief Saint-Joseph dit la Pointe-au-Foin, au Cap Saint-Ignace.


BIBLIOGRAPHIE et AUTRES SOURCES

Dictionnaire biographique du Canada. Aubert De Gaspé, Pierre-Ignace. Par Jacques Castonguay.

Jacques Castonguay, La Seigneurie de Philippe Aubert De Gaspé, Éditions Fides, 1977.

Jacques Castonguay, Seigneurs et Seigneuresses, Éditions Fides, 2007.

Cyril Bernier, Émile Bernier, meunier du Port-Joly, Éditions Notre-Dame du Richelieu, 1976.

Cyril Bernier, Moulin à farine et à cardes Bernier, Éditions Notre-Dame du Richelieu, 1978.

André Robichaud, Saint-Aubert 1858-2008, Éditions La Plume d’Oie, 2009.

BANQ Québec : un merci spécial à Nancy Bélanger pour la recherche d’actes notariés.

Merci à Raymond Picard pour la consultation du livre Émile Bernier, meunier du Port-Joly.

Merci à Ginette Bernier de l’Association des Bernier d’Amérique pour la consultation du livre Moulin à farine et à cardes Bernier.



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