Beaucoup plus qu’un arbre
par Journal L'Attisée le 2020-05-29
Je suis triste de vous apprendre que le gros érable dans la cour de notre enfance sera coupé demain matin. On le voyait malade depuis quelques années, cet hiver des branches grosses comme des arbres se sont mises à tomber. C’est devenu dangereux. L’arboricultrice de la ville qui est venue donner le permis d’abattage croit que c’est le plus gros arbre du quartier. Ça fera tout un vide dans la cour! Telle était la teneur d’un courriel reçu un jour de notre sœur Lorraine nous annonçant la disparition imminente de cet arbre qui tenait une place immense dans notre petite cour urbaine. Déjà présent au moment de notre arrivée en 1955, sans doute y avait-il été planté par les premiers occupants de la maison, une douzaine d’années auparavant. Je ne me rappelle ni sa taille ni son apparence d’alors, j’étais trop jeune. Mes frères aînés en ont peut-être un vague souvenir.
Fidèle à lui-même, le temps a passé, l’érable a grandi, la famille a grandi tout comme nous, les marmots. S’il a tenu une place importante sur notre terrain, il en a occupé une, tout aussi significative, dans notre vie. Non seulement avons-nous joué sous sa frondaison mais nous y avons allègrement grimpé, nous défiant les uns les autres à monter toujours plus haut. Ses ramifications accueillantes semblaient avoir été pensées pour faciliter la vie des jeunes intrépides que nous étions. Même nos amis du quartier prenaient part à ces expéditions en hauteur. Certains d’entre nous, dont j’étais, nous y installions pour lire, choisissant pour ce faire les branches offrant le meilleur confort possible.
Nos jeux d’enfants terminés, nous avons peu à peu quitté le cocon familial, chacun de nous menant sa barque au gré du courant et des tourbillons de sa vie. Régulièrement nous revenions visiter nos parents en ce lieu qui était notre phare, notre port d’attache. Et toujours, lorsque ces visites avaient lieu l’été, c’est sur et autour de la balançoire, sous l’érable que nous nous asseyions avec eux afin de profiter de la fraîcheur qu’il savait prodiguer. Majestueux, il était pratiquement devenu l’arbre à palabres. Nos enfants à leur tour égayaient la cour de leurs jeux ; quelques-uns défiaient la gravité en grimpant à l’érable, comme pour perpétuer la tradition.
En vieillissant, nos parents ont évidemment ralenti leurs activités et ont apprécié pouvoir jouir de leur cour. Les beaux jours d’été, les quelques tâches quotidiennes terminées, ils s’asseyaient sur la balançoire et profitaient de l’ombre bienfaisante de l’érable. Les autres arbres qu’ils avaient plantés au fil du temps avaient eux aussi connu une belle croissance, formant avec leur aîné un doux écrin de verdure.
Quelques mois après la mort de maman, quelques mois avant celle de papa, j’y étais assise avec lui et Lorraine. Nous l’avions convaincu de sortir prendre l’air, lui qui, dans son grand désarroi, n’en voyait plus l’attrait. Si peu loquace désormais, il nous avait ce jour-là raconté quelques souvenirs d’enfance. J’ignorais que ma prochaine visite serait lors de ses obsèques.
Aujourd’hui, les jeux et les rires de Camille, Noémie et leurs petits amis résonnent dans la cour de notre enfance. J’aime imaginer qu’au pays des en-allés papa et maman sont heureux d’y voir évoluer leurs arrière-petites-filles. Peut-être regrettent-ils toutefois que leur bel érable n’y soit plus pour veiller sur elles.