Ah! c’était un p’tit cordonnier - Oncle Émile
par Journal L'Attisée le 2018-08-01

Le passage de son adolescence à l’âge adulte marqué par la maladie a fait d’Émile Caron un cordonnier renommé à Saint-Aubert et dans toute la région.
Fils de Georges Caron et Marie Cloutier, ce frère aîné de ma mère est né avec le siècle dernier le 28 mars 1900. Huit frères et sœurs forment sa famille, mais la perte de 3 bambins et 2 adultes la dégarnit. Son enfance se passe sur une ferme. Cependant, selon certains indices, grand-père n’aurait exploité sa terre que quelques années avant d’emménager au village. À ses 18 ans, Émile fait comme les autres : il part aux chantiers. C’est là que la malchance l’attendait. Dans un camp de bûcherons inconfortable, une forte fièvre a raison de sa constitution sans doute fragile et nécessite un retour précipité à la maison. Le médecin impuissant devant le délire de son patient doit l’hospitaliser. Il y restera 6 longs mois. Son mal semble mystérieux et le réel diagnostic nous est inconnu. Une partie du tibia d’une jambe s’effrite et les éclats passent à travers sa peau. La rotule se déplace, bloque son genou et lui causera pour la vie une démarche boiteuse.
De retour chez lui pour une convalescence qui ne parvient pas à surmonter la maladie, la famille est désespérée et craint même une fin prochaine, mais lui, il pense autrement. Sa confiance en saint Joseph surpasse alors la science médicale. Devant cette foi inébranlable et cette détermination à survivre, le curé de la paroisse projette, non sans inquiétude, une visite à l’oratoire Saint-Joseph du Mont Royal pour implorer le grand thaumaturge. Le frère André le reçoit, mais devant le cas d’Émile, il ne se fait pas chirurgien. Il lui enlève ses béquilles et le convainc d’une nette amélioration pour ne plus jamais s’en servir. Secrètement, aurait-il placé un ange privé pour le soutenir et lui tracer un meilleur chemin? Nous verrons bien… Sans plus aucune douleur et bien frictionné avec son huile de saint Joseph, il fait bon sentir les forces revenir même avec la lenteur d’une éternité. Enfin libre après 4 ans de dépendance à tous et à tout, il songe à trouver un gagne-pain ne nécessitant que l’effort des bras, vu son handicap. L’apprentissage chez un cordonnier de métier lui convient et voilà que l’oncle Émile devient « le p’tit cordonnier de la BONNE CHANSON qui faisait for bien les souliers si just’ si drett’ pas plus qu’il n’en fallait. Pour coudre une paire de semelles, il n’avait guère son pareil ». Ces premiers couplets lui conviennent parfaitement, mais non pas les 2 autres « il ne buvait pas sa chopinette au cabaret et encore moins ne battait sa femme à coups d’bâton ».
Faute de local, il s’installe dans un coin de la cuisine et pratique enfin son métier en présence de ses parents, de ses 3 sœurs qui le quitteront un jour et, il faut le dire, avec sa petite banque à l’effigie du frère André rivée sur le cadre de la fenêtre. Cette fois, ce n’est pas la malchance qui l’attendra. Il rencontrera et épousera Blanche Fournier. Le voilà l’ange venu du ciel pour compléter le miracle de sa vie. D’une bonté plus que parfaite, celle-ci se consacre aux soins des dernières années des beaux-parents, surtout de la pauvre femme clouée par une terrible polyarthrite rhumatoïde dans sa berceuse fabriquée sur mesure par un bon voisin. La chambre devenue libre après leur départ sera son atelier. Une nièce de Blanche vient égayer la maison puis y demeurera ensuite, apportant un précieux soutien. En tablier de cuir, le p’tit cordonnier pédale son gros moulin, retape les semelles, les solidifie de colle forte, répare bottes et harnais, perce le cuir de son alêne, tape et cogne tant de « braquettes » sur les centaines de vieilles bottines que le manche de son marteau lance un SOS d’usure en y creusant profondément la place de ses doigts sans jamais rompre l’échine.
Émile est un homme bon, sa patience et la minutie de son travail sont exemplaires, il s’exprime sur un ton doux sans éclat, les clients ont toujours droit à sa bonne humeur, mais il a un défaut : ses prix restent trop bas… et couvrent à peine ses dépenses qui ne cessent de grimper. Que de travail fait pour moins d’un dollar! Que de bottes de travail vendues presque au prix coûtant de peur de déplaire aux clients! Il tentera avec un léger succès de se corriger sous l’insistance habile des « trésorières » de la maison. Après 33 ans de mariage, une attaque subite du cœur emporte sa compagne bien-aimée dans la mort. Le bon frère guérisseur a la mémoire longue et transfère le don de l’ange-épouse à Madeleine qui veillera sur lui avec la même bonté que sa tante. Le temps passe et il voit venir la 7e dizaine de son âge d’un mauvais œil : présage de l’accident cérébral qui le frappera de plein fouet, assis sur son perron pendant un moment de repos par un bel après-midi du 3 juillet 1975. Le moulin à coudre se tait et le fidèle marteau lui survivra, on l’espère, de génération en génération pour raconter la difficile, mais belle vie d’Émile Caron.
50 ans de loyaux services
(Ce texte n’est rédigé que par souvenirs. Il se peut que certains détails contiennent de légères erreurs.)
Rose-Hélène Fortin