Naufrage de la goélette « Le Port-Joli » (suite du mois passé)

La complainte « Les trois noyés de Saint-Jean-Port-Joli », 27 novembre 1845 :

Aux mêmes Archives de l’Université Laval, il y a trois fiches sur cette tragédie. La version la plus complète est celle de Marius Barbeau qui l’a recueillie auprès de Joseph Migneault en 1937. Elle comporte 37 couplets tandis que la version reconstituée de Wilfrid Dubé comprend 35 couplets. Madame Gaudreau a pu obtenir de madame Réjeanne Pelletier de Saint-Roch-des-Aulnaies une troisième version de 32 couplets écrite à la main qui lui vient de Laetitia Caron de Saint-Damase, sa tante.

Voici le texte intégral de cette complainte chantée sur l’air de « Au sang qu’un Dieu va répandre ». C’est une version que Madame Gaudreau a arrangée à partir des trois versions connues.¹

Couplet 1
C’est à Saint-Jean-Port-Joli,
Cinq hommes se sont embarqués.
Ils étaient pères de famille,
À Québec voulaient aller.
Vers les quatre heures du soir,
Le vingt-sept novembre dernier,
Ils embarquent sans le vouloir
Chacun craignant le danger.

Couplet 2
Aussitôt le capitaine
Dit qu’il faut appareiller.
Tous se sont mis à la chaîne
Enfin, l’ancre est dérappée.
Le matelot hisse la voile
Avec l’aide des passagers.
Oh! Malheureux appareil
Pour un bateau si chargé.

Couplet 3
Le vaisseau cinglant au large
Sur les vagues courroucées,
Était peint sur leur visage
La frayeur très bien tracée.
Le bateau vogue sur l’onde
Toujours prêt à submerger
Le vent souffle et la mer gronde
Tout fait craindre le danger.

Couplet 4
La pluie qui tombe du ciel,
Vient encore les affliger.
La nuit sombre de ses ailes
Les obligeait à mouiller.
Enfin, tout l’équipage
Est en grande anxiété.
Il faut chercher un mouillage
Pour nous mettre en sûreté.

Couplet 5
Le capitaine à la barre
Regarde de tous côtés.
Souvent, il dit à Chouinard
Sur le devant pour mieux sonder
La Pointe-aux-Pins qu’on découvre.
Ici, il nous faut entrer
Le vent nord-est que le bois couvre
Nous serons en sûreté.

Couplet 6
C’était près de ce rivage
Qu’ils hâvrèrent pour la nuit
Pour laisser passer l’orage.
Peu après, le vent calmit.
Ils descendent dans la chambre
Chacun se change d’habit.
Ils font la prière ensemble
Croyant bien passer la nuit.

Couplet 7
Vers les onze heures du soir
Louison Pelletier leur a dit :
- Qu’entends-je sur la mer?
- Le vent nord-ouest est-il pris?
Babin, donc le capitaine
Vite sur le pont a monté.
Il regarde, il examine,
Voit que le vent est changé.

Couplet 8
Il redescend dans la chambre
Se joindre à ses passagers
Anctil St-Jean sans attendre
Demande s’il y a du danger.
- Non, je ne crois pas encore
- Il ne fait que commencer
- J’espère qu’on verra l’aurore
- S’il ne peut pas plus forcer.

Couplet 9
L’aquilon qui souffle et gronde
Va toujours en augmentant
La mer qui grossit ses ondes
Fait mouvoir le bâtiment
À chaque lame qui frappe
Sur le devant du bateau
Et le guindeau qui échappe
Va être emporté à l’eau.

Couplet 10
Babin dit à Chouinard :
- Sur la bôme il faut monter
- Prendre la chaîne sur le gaillard
- Au mât va donc l’attacher.
Chouinard répond à cet ordre
Qu’il ne peut l’exécuter
Sur la planche et le bois de corde
Craint lui-même d’être emporté.

Couplet 11
Le capitaine, plein de zèle,
Vers Chouinard s’est dirigé
Aux cris de celui qui l’appelle
Pour venir le soulager
Aussitôt, il prend la chaîne
De bûche en bûche l’a passée
La voilà mise non sans peine
Autour du mât l’a fixé.

Couplet 12
Il rejoint son équipage
Un peu tout déconcerté
Qui médite sur le naufrage
Dont ils sont tous menacés.
- Ah! Dit-il, quelle misère
- Nous avons à essuyer.
- Mettons-nous tous en prière
- Il ne faut pas s’effrayer.

Couplet 13
Tous d’une voix unanime
Une messe est proposée
Sur le bord de cette île
- Si nous pouvons nous sauver.
Il règne un profond silence
Qu’on peut bien s’imaginer
Se fiant à la Providence
Qui seule peut les sauver.

Couplet 14
Morin rompt le silence
Dit : - Qu’allons-nous devenir?
- Sortons vite en diligence
- Ou nous allons tous périr.
Ils abandonnent la chambre,
C’est l’eau qui les a forcés
De quitter sans plus attendre
Cet asile submergé.

Couplet 15
Sur le pont, là on décide
Que la chaîne serait filée
Que sur la frêle chaloupe
À terre on pourrait aller
Leur projet fut inutile.
Babin se mit à crier :
- Vite, en avant, je vous prie
- La planche commence à flotter.

Couplet 16
La bôme leur sert de guide,
Au mât se sont tous saisis,
La cale était presque vide,
D’eau elle est toute remplie.
Le bâtiment que le vent pousse
Se jeta sur le rocher,
Il éprouve des secousses
Prêt à le faire verser.

Couplet 17
La mer est toute en furie
Et les vagues courroucées
Engloutissent dans l’abîme
Le bâtiment submergé.
Une lame se déploie,
Qui précipite dans l’eau,
Babin, Morin et Pelletier
Dans la cale du bateau.

Couplet 18
Chacun crie et se lamente,
Cherche à regagner le mât,
Mais les secousses violentes
Leur font craindre le trépas.
Ils déploient toutes leurs forces
Plongent et replongent dans l’eau
Malgré le froid et la glace
Deux ont regagné la bôme.

Couplet 19
Morin reste dans la cale
À surnager sur les flots
Il ne crie et il ne parle
Il n’articule aucun mot.
Pelletier, Babin charitables
Tendant leurs mains engourdies
- Tâche d’approcher, cher Amable
- On veut te sauver la vie.

Couplet 20
Le vaisseau ballotte et penche
Par les secousses de l’eau
Enfin, il saisit deux planches
Qui étaient dans le bateau
La mer agitée le pousse
En dérivant a gagné
Pelletier, Babin le saisissent
Et parviennent à la sauver.

Couplet 21
Tous les quatre au mât se tiennent
Prévoyant bien le danger
Que le mât et ses antennes
La chute les ferait plonger.
Au milieu de la tourmente
Le bateau a démâté,
Il entraîne dans sa pente
Nos malheureux naufragés.

Couplet 22
Les voilà donc à la nage,
Pour une seconde fois
Pelletier saisit un cordage
Son cœur tout rempli d’effroi.
Il voit Morin à tribord
Babin traverse sur une bôme
Croit que St-Jean vit encore
Mais il est au fond de l’eau.

Couplet 23
Catastrophe épouvantable!
Babin se met à crier :
- Quel naufrage pitoyable!
- Nous allons bien tous geler.
Le vent, le froid le saisissent
Commence à se lamenter :
- St-Jean, sauve-moi la vie.
Plusieurs fois l’a répété.

Couplet 24
Morin entendant ses plaintes
À lui s’est dirigé
Son cœur tout saisi de crainte
Vers la chambre l’a traîné
Là il fait tous ses efforts
Mais son cœur est oppressé
Voit Babin frappé de mort
Dans ses bras a trépassé.

Couplet 25
Pelletier, Morin déplorent
La mort de leurs compagnons.
Tous deux craignent le même sort,
Leurs habits sont qu’un glaçon.
Morin que le froid suffoque
Dit : - Il faut s’en aller
- Abandonnons cette coque
- Que le mât a défoncé.

Couplet 26
Chouinard est sur le gaillard
Les entend ainsi parler
- Ne me laissez pas à bord
- Mes habits sont tous gelés.
- Ah! Venez donc, je vous prie,
- Tâchez de me déglacer
- Sinon, je m’en vais périr
- Sur le pont, vous me laissez.

Couplet 27
Pelletier, Morin lui répondent
Qu’ils ne peuvent mouvoir leurs bras
Et que dans quelques secondes
Ne pourront faire aucun pas.
- Descendez donc dans la cale
- Jetez-vous du haut en bas.
- Non, je ne suis pas capable
- Ne m’abandonnez donc pas.

Couplet 28
- Nous allons aller à terre
- Pour chercher du secours
- Il commence à faire clair
- Nous apercevons le jour.
Enfin tous deux s’acheminent
Par l’ouverture du bateau
Avec bien de la peine,
Ils gravissent le coteau.

Couplet 29
Le froid durcit leurs habits
Ne faisant que les gêner.
Ils n’avaient que peu de vie
En arrivant chez Gagné.
- Allez donc vite, on vous prie,
- Nous sommes cinq naufragés
- Chouinard est encore en vie
- Tâchez donc de le sauver.

Couplet 30
Ils partent tous en diligence
Au bateau ils ont gagné
Avec la douce espérance
Que Chouinard serait sauvé.
Mais quelle fut leur surprise
Chouinard était débarqué
Et sur le bord de la rive
Il s’était acheminé.

Couplet 31
Après de longues recherches
Ont trouvé deux décédés
Enfin, ils hâtent la marche
Vont trouver les naufragés :
- Nous avons trouvé, disent-ils
- Que les corps de deux noyés
- Toutes nos recherches inutiles
- Chouinard on n’a pas trouvé.

Couplet 32
Pelletier, Morin dirent entre eux :
- À bord, il faut retourner
- Nous emporterons les morts,
- Chouinard, il faut le trouver.
Et bien vite dans cette île
Tout le monde est informé,
Chacun cherche sur la rive,
Ils trouvent Chouinard gelé.

Couplet 33
On emporte les trois corps
À la maison de Gagné.
Hélas! Quel triste sort
Pour ces trois infortunés.
Morin fit faire trois tombes,
Les ensevelit dedans.
On les porte au presbytère
En attendant le beau temps.

Couplet 34
Le digne curé de l’île,
Toujours plein de charité,
Les fit entrer dans l’église.
Sur leurs corps a chanté
Les oraisons funèbres,
Sur leurs tombes a prononcées :
- Des flammes du purgatoire
- Qu’ils en fussent délivrés!

Couplet 35
Le vent cesse et le froid tombe.
Après onze jours écoulés
On traverse les trois tombes.
Au sud, ils sont arrivés.
- O vous, épouses chéries
- Vos tendres cœurs désolés
- Recevez donc vos maris
- Dans leur tombe enfermés.

Couplet 36
Pourrait-on sans verser de larmes
Voir les mères et les enfants
Dans de mortelles alarmes!
- O vous donc, enfants chéris
- Encore tendres et bénins
- À peine commence la vie
- Et vous voilà orphelins
- Pour le reste de votre vie!

Couplet 37
Pelletier, Morin qui survivent
Ne sauraient les oublier.
Le souvenir le plus vif
Dans leur cœur est gravé.
- O vous, divine Marie
- Qui nous avez protégés
- Souvenez-vous, je vous prie,
- Des malheureux naufragés.

Voici maintenant la musique de cette complainte.
Sur l’air de « Au sang qu’un Dieu va répandre ».
Numérisation de la musique de la complainte « Les cinq naufragés de Saint-Jean-Port-Joli ».

¹ Extrait d’un travail remis pour le cours « L’histoire populaire par les chansons », ATP-17488, École des Arts et Traditions Populaires, Université Laval, Lise Gaudreau, Décembre 1987.

Aidez-nous pour l’entretien du Phare du Pilier-de-Pierre en devenant membre des amis du Port-Joli : membre individuel : 10 $/an et membre corporatif : 25 $/an. L’adresse est : Les amis du Port-Joli, C. P. 893, Saint-Jean-Port-Joli (Québec) G0R 3G0. Merci.

Jean Parent, pour Les amis du Port-Joli